Le théâtre qui fera courir les foules au cours des prochains mois est-il à l'image de la société québécoise moderne et urbaine? C'est la question que La Presse s'est posée en disséquant la saison théâtrale montréalaise 2016-2017. Enquête sur un univers tricoté serré.

L'exercice de décryptage des 134 pièces offertes au public montréalais en 2016-2017 démontre qu'il existe un net décalage entre ce que l'on voit sur scène et ce qu'est la métropole aujourd'hui.

Première observation: alors que 56 % des Montréalais sont nés à l'étranger ou ont au moins un parent né à l'étranger, cette diaspora ne figure pas dans les distributions.

«En effet, nos salles de théâtre sont très blanches, dit d'emblée le metteur en scène Yves Desgagnés. À Londres, on a réglé ça: dans un Shakespeare, le roi peut être joué par un Noir, son fils par un Blanc et sa fille par une Asiatique.»

Un retard à combler

Malgré la réalité cosmopolite de Montréal, on hésite à créer une mixité dans les distributions. La directrice générale du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), Lorraine Pintal, reconnaît qu'il y a un «immense» travail à faire de ce côté-là.

«Il ne faut surtout pas cantonner l'artiste issu d'une communauté culturelle dans des rôles stéréotypés», affirme Lorraine Pintal, directrice générale du TNM.

Louise Duceppe, directrice générale du Théâtre Jean-Duceppe, tient à apporter quelques nuances. «En matière de sujets, je crois qu'on retrouve une diversité. Mais en ce qui a trait à la représentativité sur scène, c'est autre chose.»

Selon elle, le Québec est en retard par rapport au reste de l'Amérique du Nord à cet égard.

Tout en mettant des gants blancs, Roy Surette, directeur artistique du Centaur Theatre, l'une des institutions théâtrales anglophones de Montréal, observe que le souci de diversité est plus grand au Canada anglais qu'au Québec.

«Dans les théâtres de Toronto, Vancouver ou Stratford, il y a un éveil plus prononcé à cet égard. Il faut être proactifs. Il ne faut pas forcer les choix, mais il faut avoir constamment cela en tête quand on fait des auditions», précise Roy Surette, directeur artistique du Centaur Theatre.

Selon Lorraine Pintal, la responsabilité d'une plus grande diversité incombe, entre autres, aux écoles de théâtre. Vérification faite, l'École nationale de théâtre (ENT) observe une hausse du nombre de candidats d'origines diverses depuis quelques années.

«Actuellement, dans l'ensemble des cinq programmes de la section française, nous comptons des étudiants d'origine chinoise, serbe, sénégalaise, coréenne, burundaise ou autre», explique Stéphanie Brody, responsable des relations publiques de l'ENT.

Familles de comédiens

Lorraine Pintal signale que les metteurs en scène ont aussi leur part de responsabilité. «Beaucoup sont portés à créer autour d'eux une famille de comédiens, ce qui limite l'accès aux rôles à des figures nouvelles et différentes», explique-t-elle.

Tout en étant conscient de cette lacune, le metteur en scène Serge Denoncourt précise que cela demeure un défi. «Ce ratio s'observe chez les comédiens eux-mêmes. Quand vient le temps de faire une sélection, on se rend compte que le choix n'est pas immense.»

«Le théâtre doit refléter la société. Or, notre société est encore très blanche», explique Serge Denoncourt, metteur en scène.

Le metteur en scène et directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier, Claude Poissant, est d'accord avec son collègue.

«Le bassin de comédiens provenant des communautés culturelles est très restreint, dit-il. Nous sommes devant deux visions: celle qui fait passer le talent d'abord et l'autre qui est communautaire et qui tient à favoriser la diversité à tout prix.»

Brigitte Haentjens, directrice artistique du Théâtre français du Centre national des arts et metteure en scène, croit qu'une plus grande diversification du théâtre doit passer par le public: il faut que celui-ci vienne à la rencontre de la culture francophone.

«Il ne suffit pas de parler français pour s'intégrer à la culture québécoise. Dans la Petite Italie, les commerçants parlent français mais sont branchés sur CNN.»

«La culture francophone est souvent perçue comme une punition chez les jeunes, une obligation. Il faut rendre à leurs yeux la culture francophone aussi sexy et attirante que la culture nord-américaine», croit Brigitte Haentjens, directrice artistique.

Yves Desgagnés, pour qui faire du théâtre est un «geste politique», va plus loin. «On vit dans une époque où on ne peut plus aligner les mots "culture" et "Québécois" sans se faire traiter de raciste», laisse-t-il tomber.

Notre décryptage de la saison théâtrale 2016-2017 nous a permis de découvrir que 58 % des oeuvres présentées sont d'auteurs d'ici et que 86 % des productions présentées à Montréal sont faites chez nous (en faisant abstraction des festivals annuels comme le Festival TransAmériques et du théâtre jeune public). Cela laisse peu de place aux créateurs ou aux productions provenant de l'étranger.

«Les auteurs d'ici parlent au public d'ici. C'est une question de rentabilité», dit Claude Poissant.

De son côté, Serge Denoncourt souhaiterait que l'on fasse preuve d'une plus grande ouverture et qu'il y ait davantage d'invitations provenant de l'étranger. «Ça me désole de voir ça. On est protectionnistes, voire xénophobes parfois.»

To See or not to See

Selon nos calculs, 87 % des productions professionnelles présentées à Montréal sont de langue française et 13 % de langue anglaise. Selon le recensement de 2011, la région du Grand Montréal comptait 54 % de francophones, 25 % d'anglophones et 20 % de gens s'exprimant à la maison dans une langue non officielle.

Roy Surette, directeur artistique du Centaur Theatre, n'est pas surpris des résultats de notre compilation. «Si on ajoute les petites compagnies indépendantes et le Wild Side Festival, l'offre devient intéressante», dit-il en guise d'encouragement.

Lisa Reuben, directrice artistique du Centre Segal, s'inquiète surtout du fait que le public du théâtre anglophone se fait vieux. «Nous sommes une minorité à Montréal. Nous sommes le trou du bagel», lance avec humour celle dont l'un des mandats est de répondre aux attentes de la communauté juive de Montréal.

«J'aimerais que le public francophone vienne voir plus souvent nos spectacles. Je crois que plus on va travailler avec des acteurs francophones, plus on va attirer un public diversifié».

En réalisant notre compilation, nous avons remarqué que les théâtres anglophones n'affichent pas le nom des comédiens dans leurs brochures de lancement de saison. Une tactique fort différente des théâtres francophones, où les Anne-Marie Cadieux, François Papineau et Maude Guérin sont des «arguments de vente» pour les institutions.

«En effet, nous n'avons pas un star-système comme les francophones, dit Roy Surette. Ce système est unique au monde: les comédiens passent du théâtre au cinéma et à la télé avec beaucoup d'aisance. Nous sommes un peu jaloux de ça.»