Subventions et spectacle vivant : la parole aux directeurs de lieux culturels

Alors que le modèle culturel français de financement croisé vacille, “Télérama” a donné la parole a plusieurs directeurs et administrateurs d'établissements culturels qui décryptent leur relation avec les tutelles. Aujourd'hui, certains n'hésitent plus à chercher les subventions ailleurs.

Publié le 07 juin 2016 à 16h38

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h46

“Des projets se sont faits avec le seul argent de nos tournées.”

“Il est compliqué de trouver d'autres ressources que l'Etat.”

Nathalie Garraud, directrice de la Compagnie du Zieu (Aisne). Budget 2015 : 437 634 euros, dont 26,1 % de subventions.
« L'aide de l'Etat est importante (convention de 50 000 euros annuels sur trois ans) et c'est la condition sine qua non au développement de nos productions. Elle nous assure une certaine stabilité et une visibilité financière, donc de l'autonomie. Depuis 2012, nos ressources propres ont augmenté tandis que les financements publics restent stables, avec une légère diminution cette année (en raison d'une baisse de 10 % du Conseil départemental). Mais nous n'avons plus de perspective d'augmentation, et cela rend notre structure fragile. D'autant qu'il est compliqué, pour une compagnie de théâtre, de trouver d'autres ressources : répondre à des commandes pourrait distordre le projet artistique, et puis comment s'engager dans le montage de projets européens sans poste dédié à la recherche de fonds ? Comment engager des mécènes à soutenir notre création quand il y a peu de retour sur investissement comparé à ce que peut offrir un événement public d'ampleur ? » Propos recueillis par Sophie Rahal

“Réussira-t-on l'équilibre mixte public-privé ? On l'espère.”

Paul Rondin, directeur délégué du Festival d'Avignon. Budget 2016 : 12 365 786 euros, dont 52 % de subventions.
« Le festival, depuis toujours, est un projet national en région : l'Etat est donc pour nous un vrai partenaire. Il vient même de renforcer son soutien de 100 000 euros en 2016 pour notre action culturelle dans 200 établissements scolaires de la région. Mais aujourd'hui, il n'y a que l'Etat et la Région qui tiennent leurs engagements : Christian Estrosi (Région PACA) vient d'augmenter sa subvention. Signée pour quatre ans dès 2014, notre convention n'a empêché ni la Ville (PS) ni le département, certes parmi les plus pauvres de France, à baisser leurs subventions en 2015. Pour ne pas peser sur l'artistique, nous avons baissé notre coût de fonctionnement de 8 % en renégociant tous nos contrats, et nous cherchons de l'argent partout. Le mécénat - 86 % de notre action éducative - fait arriver de l'argent parce que le festival est un symbole fort. Notre nouvelle piste de revenus est l'activité numérique : nous avons créé un incubateur de start-up en partenariat avec l'Université d'Avignon. Tout cela pour continuer à servir l'esprit de Jean Vilar ! Réussira-t-on cet équilibre mixte public-privé ? On l'espère. » Propos recueillis par E.B.

“Je suis déçu par les coupes catastrophiques.”

Yoann Bourgeois, codirecteur du CCN de Grenoble. Budget 2016 : 2 548 332 euros, dont 42,1 % de subventions.
« J'ai quitté ma compagnie de cirque qui fonctionnait très bien pour prendre la codirection, avec Rachid Ouramdane, d'une institution que j'espère régénérer de l'intérieur. Le financement, je l'envisage aussi de manière nouvelle : ce n'est pas qu'une question d'argent, mais aussi d'échanges d'idées et de savoir-faire. Les partenariats avec les fondations - Rothschild ou SNCF sur l'opération 1er Acte, consacrée à la diversité -, les systèmes solidaires ou les petites entreprises me l'ont appris. Je suis déçu par les coupes catastrophiques - - 15 % en 2016 ! - du nouveau maire écologiste de Grenoble, Eric Piolle, alors que nous défendons un projet impliquant les populations. Mais je vais essayer de comprendre cette équipe municipale, d'imaginer avec elle des actions sur le terrain sportif ou social... La nouvelle Région Auvergne-Rhône-Alpes ne s'est pas encore prononcée, seul l'Etat - très attentif - et le département de l'Isère s'engagent. Dans le climat actuel, entre colère sociale et montée de l'extrême droite, j'attends du ministère de la Culture une vision forte. » Propos recueillis par E.B.

“On nous demande de ne pas tout engager sur l'exercice en cours, au cas où...”

Pascale Boeglin-Rodier, directrice du Théâtre Liberté - Scène nationale de Toulon (Var). Budget 2015 : 4 millions d'euros dont 76% de subventions.
« Même si, pour des raisons historiques, il y a parfois un manque de courage politique pour remettre les choses à plat, on sent de la bienveillance chez nos tutelles publiques, et une réelle volonté d'accompagnement. Nous n'avons que cinq ans d'existence : la réussite de notre projet – un nouveau théâtre à Toulon – a joué en notre faveur et nous avons obtenu le label “Scène Nationale” en décembre dernier. Nous sommes en cours de formalisation d'un contrat avec l’Etat, mais, à ce jour, nous n'avons pas encore la garantie d'obtenir en 2016 la totalité de la subvention plancher allouée aux scènes nationales. On nous demande donc d'être prudent et de ne pas tout engager sur l'exercice en cours, au cas où... C'est complexe de jongler avec des subventions non consolidées ! Cette incertitude fragilise notre façon de travailler car engager une création demande du temps et de l'anticipation.

Les subventions publiques sont essentielles pour mettre en œuvre un projet de théâtre public (avec des prix attractifs, une offre diversifiée). Et si celles des collectivités territoriales sont stables (la ville et l'agglomération s'engageant à hauteur de plus de deux millions d'euros), on ne refuse pas le reste pour autant. On cherche du mécénat, on établit des partenariats, on loue l'établissement, on sollicite même des dons du public via le “billet suspendu” grâce auquel un spectacteur peut acheter deux places et en laisser une “au comptoir” pour les plus démunis...» Propos recueillis par Sophie Rahal

“Un bloc républicain s'est formé contre la menace du Front National.”

Guy-Pierre Couleau, directeur de la Comédie de l'Est, CDN de Colmar. Budget 2015 : 2 376 000 euros, dont 82% de subventions
« Tous nos financeurs (Etat, Région et Ville) ont augmenté leurs subventions en 2016, sauf le département, en difficultés réelles, qui a baissé de 40 000 euros. Mais en Alsace-Lorraine et Champagne-Ardennes, l'intérêt pour la culture s'est encore renforcé lors des dernières échéances électorales : un bloc républicain s'est formé contre la menace du Front National. Tous les artistes se sont mobilisés et les collectivités territoriales les ont beaucoup écoutés, voire consultés. A la même période, le musée Unterlinden a par exemple réouvert ses portes (grâce à plus de 40 millions d'euros investis par les collectivités locales !)....

Aujourd'hui, on essaye tout de même de diversifier nos sources de financement, en travaillant avec des institutions étrangères (La Comédie de Genève), en multipliant les coproductions, en tournant nos spectacles... Le mécénat, ici, est facilité par notre statut d'association : en droit local alsacien, notre établissement peut bénéficier du mécénat directement (contrairement à beaucoup d'autres centres dramatiques), et le club de quatorze partenaires qui nous soutient peut défiscaliser. Ces « petits » financements (50 000 euros environ) sont essentiels car ils sont le socle de notre action culturelle en faveur des écoles, de l'institut médico-pédagogique, des publics défavorisés... » Propos recueillis par SR

“Aujourd'hui, le non-accompagnement peut venir de n'importe où.”

Jean-Michel Puiffe, directeur du Théâtre Sénart - Scène nationale (Seine-et-Marne). Budget 2015 : 6,4 millions d'euros (dont 1,5 million de charges de production), dont 74% de subventions.
« Certains élus, toutes tendances politiques confondues, font encore le choix d’investir : en l’occurrence 42 millions d’euros dans le Théâtre-Sénart, reconstruit et réouvert en novembre 2015. Malheureusement, nous avons eu la confirmation début mars que la subvention du département (300 000 euros) allait baisser de moitié ! Cela nous fragilise car cette baisse importante survient en cours d’exercice. La saison artistique va exister, mais on a dû réduire la voilure : reporter des projets, baisser le nombre de représentations… Nous qui n’étions pas rompus à l’exercice des demandes de financements nous tournons aujourd’hui vers l’Europe, et vers la nouvelle majorité de la Région Ile-de-France.  En cinq ans, le changement est radical : auparavant, on savait que « l'attaque » venait de telle ou telle collectivité. Aujourd'hui, le non-accompagnement peut venir de n'importe où. Propos recueillis par SR

“Comment engager des mécènes quand le retour sur investissement n'est rien ?”

Nathalie Garraud, directrice de la Compagnie Du Zieu (Aisne) et Ariane Salesne, administratrice. Budget 2015 : 437 634 euros, dont 26,1% de subventions.

« L'aide de l’État est importante (50 000 euros annuels sur trois ans) et c'est la condition sine qua non à notre structuration et au développement de nos productions. Elle nous assure une stabilité et une visibilité financière minimale, donc une certaine autonomie. Depuis 2012, nos ressources propres ont augmenté tandis que les financements publics restent relativement stables, avec une légère diminution cette année (en raison notamment d'une baisse de 10 % du Conseil Départemental), mais surtout, sans perspective d'augmentation. Le déséquilibre qui en découle nous expose à une fragilité structurelle. D'autant qu'il est compliqué, pour une compagnie de théâtre, de trouver d'autres sources de financement : répondre à des commandes pourrait distordre le projet artistique, et puis comment s'engager dans le montage de projets européens ? Comment financer un poste dédié à la recherche de fonds ? Comment engager des mécènes à soutenir un projet de création quand le retour sur investissement n'est rien, comparé à ce que peut offrir un événement public d'ampleur ? Propos recueillis par SR

“On tente aussi le ‘crowdfunding’.”

Vincent Eches, directeur de La Ferme du Buisson - Scène nationale de Marne-la-Vallée, et Philippe Fourchon, directeur adjoint. Budget 2015 : env. 5 millions d'euros, dont 74% de subventions

Pour 2016, la communauté d'agglomération et le département ont diminué leurs subventions, de respectivement 100 000 € et 150 000 €. Nous avions anticipé dès 2015 ces restrictions, mais la confirmation du montant versé par le département n'est arrivée qu'en février dernier ! Du coup, notre position est compliquée : si l'on est trop prudent, on ne peut mener à bien notre mission de service public culturel sur la saison ; si l'on est trop optimiste, on prend un risque. A cause de toutes ces baisses, nous avons donc décidé de prendre quand même un risque financier sur la saison de l'année prochaine, tout en réduisant légèrement la programmation.

Nous allons désormais à la pêche aux soutiens : dans le cadre de co-réalisations avec d'autres lieux, nous partageons les coûts mais aussi les recettes, nous sollicitons les fondations, les sociétés civiles. On tente aussi le « crowdfunding »... Autant de financements hélas difficilement projetables d'une année à l'autre. Propos recueillis par SR

“En région Nord­-Picardie, l'espoir renaît aussi d'un pari sur la culture.”

Romaric Daurier, directeur du Phénix, scène nationale de Valenciennes (Nord). Budget 2016 : 4,6 millions d'euros, dont 73,9 % de subventions publiques

Nous sommes en pleine re­négociation de la convention d'objectifs 2017­-2020 avec les collectivités territoriales. La ville et l'agglomération, la région, et l'Etat, s'engageant à nos côtés jusqu'à aujourd'hui, à parité et à hauteur de 900 000 euros chacune. Cette convention est un outil précieux parce qu'elle nous offre une visibilité à long terme, mais il ne s'agit pas d'un engagement définitif sur les moyens... Depuis mon arrivée au Phénix en 2009, les subventions sont stables mais pas en hausse ! Or dans notre secteur,­ c'est mécanique puisqu'il s'agit d'abord d'investissements humains les charges augmentent. Et nous ne pourrons jamais faire de gains de productivité sur la répétition d'un quatuor de Schubert... Ma réponse à cette situation fut d'augmenter notre activité de production en cherchant de l'argent ailleurs. Mais je n'aurais jamais pu le faire sans l'apport des subventions car elles servent de levier ! Ces nouvelles ressources sont liées à des actions particulières, la réinsertion des jeunes par exemple, ou le développement d'un réseau européen de partenariat. Le Phénix vient d'ailleurs d'être reconnu « Pôle Européen de création » par le ministère de la Culture pour les projets menés avec le Toneelhuis d'Anvers, le Toneel Group d'Amsterdam, ou le Buda à Courtrai... Avec lesquels on accompagne, dans le cadre du programme européen Interreg, le rayonnement de nos artistes... Cela représente pour Le Phénix 300 000 par an... sur quatre ans. En région Nord­-Picardie, l'espoir renaît aussi d'un pari sur la culture, grâce à Xavier Bertrand, le nouveau président de région, qui a tenu les promesses faites avant les élections à un milieu artistique alors très mobilisé. Il a augmenté son budget de 70 à 110 millions d'euros et souhaite, d'ici le mois de septembre, construire sa politique culturelle en dialogue avec nous. Cela compense le fait que la culture, dans l'état actuel de la réforme, ne soit toujours pas invitée à siéger dans les futures conférences des collectivités territoriales. Propos recueillis par E.B.

“J'ai encore réduit le festival cette année.”

Pedro Garcia, directeur de l'Abattoir, Centre National des Arts de la rue, Châlon-sur-Saône. Budget 2016 : 1,78 millions d'euros... dont 92 % de subventions publiques.

« Les arts de la rue sont un art désargenté et le plus souvent gratuitement offerts au public. C'est leur philosophie. Quand je co­produis des artistes et m'engage à les soutenir aussi par des résidences de création aux Abattoirs, je refuse de percevoir des droits de suite pour la tournée. Ils sont tous trop fragiles. Voilà pourquoi la subvention publique est si importante dans notre économie : la billetterie comme le mécénat ne peuvent y être que très modestes. Nous étions à Chalon­-sur-­Saône, l'un des Centres Nationaux des Arts de la Rue les mieux dotés en subventions parmi la douzaine de CNAR répartis dans toute la France... Quand la nouvelle mairie LR de Chalon, nous a annoncé brutalement, en 2015, la baisse de sa subvention (majoritaire dans notre budget puisque celle­-ci en représentait 68 %), c'est tombé comme un couperet... 360 000 euros en 2015, et encore 100 000 de moins en 2016. Mais aujourd'hui, après la mobilisation du milieu et la diplomatie menée par le ministère de la Culture, le dialogue reprend. La ville, en finançant 1,15 millions d'euros en 2016, garde tout de même son implication historique et majoritaire. Le reste de la saison, hélas, cherche encore son financement à cause de cette dernière coupe... Pourtant, j'ai encore réduit le festival cette année : 16 spectacles au lieu de 20 lors des éditions normales. La région pourrait sans doute s'engager davantage. 

Nouvel espoir : la ville promet de ne pas baisser à l'avenir et discute avec les autres tutelles d'un nouveau contrat d'objectifs de 2017 à 2019. Le sujet important est le suivant : le festival d'été Chalon dans la rue, qui est une aubaine économique pour la ville, ne va pas sans centre de création permanent à l'année. Parce que c'est grâce à cela que nous pouvons défendre la qualité artistique du IN, seule condition pour faire venir les professionnels et maintenir ainsi la présence du OFF... donc une nombreuse fréquentation. Tout se tient. Pour ma part, à l'âge de 62 ans, et après treize ans de direction artistique, je tire ma révérence et pars au printemps prochain. Une nouvelle direction assurera le festival 2017… » Propos recueillis par EB

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